Aphonse Dulaurier

Alphonse Dulaurier, maître incontesté de la notice biographique, «le fabuleux conteur à la voix envoûtante» selon l'aveu même de Pierre Bellemare, nous fait la joie de participer encore une fois aux chroniques de Moulinsart.
Il a souhaité nous conter la vie d'un des plus sombres personnages des Aventures de Tintin : l'infâme docteur J.W. Müller !



le docteur Müller




Pâle sylphide aux longues boucles brunes, Heather MacLeod avait à peine dix-sept ans quand elle quitta pour la première fois son Ecosse natale. Bravant le veto parental, elle avait suivi jusqu'à Königsberg une phalange d'étudiants en littérature médiévale menée tambour battant par le jeune professeur Henry Jones. En quête du Saint Graal et certaine que la coupe de Joseph d'Arimathie se cachait en Prusse orientale, la joyeuse cohorte écumait sans retenue l'antique cité de l'Ordre teutonique. Dotée d'un esprit fantasque, romantique au suprême, Heather se plaisait en compagnie de ces fils de Walter Scott, aristocrates en marge, bourgeois décalés. De crypte en librairie, d'église en taverne, la belle Ecossaise soufflait aussi bien sur la poussière des autels que dans la mousse des bières du cru. Ni coquette ni bas-bleu, elle charmait son entourage par la vivacité de son esprit et le naturel de sa grâce. De nombreux soupirants se pressaient à ses pieds : elle sut toujours avec eux, sans jamais les blesser, jusqu'où ne pas aller trop loin.


le docteur Müller l'ennemi juré de Tintin A la Bibliothèque de l'Albertina, un soir de novembre 1893, un jeune homme au visage distingué retint l'attention d'Heather. Elle s'enquit discrètement de son état et de son nom. Il s'appelait Jonas Müller; il enseignait la botanique; il était beau, riche, protestant. Le c½ur d'Heather s'enflamma comme de l'étoupe: foin des bocks et du Saint Sang, cet homme serait le sien! Elle l'aborda, ils s'attachèrent; elle se donna, ils se marièrent. Sitôt l'hymen célébré, ils s'installèrent dans un appartement bourgeois de la Lindenstraße, face au chevet de la cathédrale. Neuf mois plus tard, le 11 juin 1895, deux garçons, vrais jumeaux, poussaient leurs premiers cris dans le ciel de Prusse. On nomma le premier né Jacob Wilhelm, en souvenir des frères Grimm, et le second Johann Wolfgang, en mémoire de Goethe. Heather décréta qu'elle s'occuperait seule de l'éducation de ses fils, qu'elle serait à la fois leur nourrice de fait, elle les allaita jusqu'à ce qu'ils eussent trois ans et leur préceptrice. En leur chantant des comptines et des poèmes, en leur lisant des nouvelles, elle leur enseigna si bien l'anglais et l'allemand que, tout juste sevrés, Wolfi et Willi maîtrisaient pleinement les langues de Byron et de Schiller. Comme elle avait lu l'Emile, «Mumi» ne négligeait ni les jeux ni les activités de plein air. Aussi emmenait-elle chaque jour les jumeaux en promenade sur les rives de la Pregolia, au Jardin botanique ainsi qu'au Tiergarten pour y voir les tigres et grimper dans le ballon captif. L'été, ils empruntaient le chemin de fer pour gagner Cranz, sur la Baltique, où la famille Müller avait coutume de villégiaturer. Cette enfance-là était bien trop heureuse pour que le malheur ne vînt un jour frapper à la porte du 13, Lindenstraße. Il se matérialisa sous la forme d'une étincelle jaillie du foyer qui alla fort malignement se loger dans les fibres du tapis persan qui ornait le salon. Le tapis, le parquet, le salon s'embrasèrent et les flammes insatiables se ruèrent dans les autres pièces pour dévorer les locataires assoupis. N'écoutant que son courage, Otto Schulze, un étudiant qui par chance passait à cette heure dans la rue, parvint à gagner le premier étage de l'immeuble en feu pour extraire du brasier les corps inanimés des enfants Müller. A l'aube de ce funeste 19 janvier 1901, Jacob et Johann se réveillèrent orphelins: Heather et son fidèle époux comptaient parmi les victimes de l'incendie avec trois femmes de chambre, une gouvernante et un perroquet.




Il fut rapidement décidé que l'aîné des fils resterait à Königsberg chez un oncle de Jonas tandis que son frère gagnerait Inverness, dans les Highlands, où demeurait sa grand-mère maternelle. Femme d'une grande beauté, Fenella MacLeod vivait enchaînée à sa tristesse comme Andromède à son rocher. La perte de sa fille unique avait précipité cette veuve encore jeune dans une profonde neurasthénie. Seul son attrait pour l'occultisme et la présence nouvelle de son petit-fils lui permettaient de conserver un semblant de raison. Initiée au sein de la Golden Dawn où elle avait été admise dès 1891, elle s'en était détachée peu à peu sous l'influence d'Aleister Crowley. Avec Johann, elle rendait fréquemment visite à son sulfureux mentor dans le manoir qu'il possédait sur les rives du Loch Ness. Crowley profitait des sombres goûters de Boleskine House pour s'entretenir avec l'enfant qui n'était autre, selon lui, que la treizième réincarnation d'Amenhotep II, septième pharaon de la XVlll eme dynastie. Le nécromant tint à lui enseigner personnellement la doctrine des choses cachées, l'Alchimie, la Kabbale, les magies blanche et noire, bref tout un fatras gnostique qui contribua à développer chez le plus jeune des Müller un complexe de supériorité intellectuelle et spirituelle. Outre les livres sacrés que Crowley lui décryptait, Johann avait à sa disposition la fameuse bibliothèque du clan MacLeod : des chansons de geste aux contes gothiques, il dévora tous les ouvrages que ses aïeux avaient réunis. Au seuil de l'adolescence, il se mit à parcourir longuement la lande où il déclamait Byron et Novalis tout en s'imaginant, mystagogue accompli, présider aux destinées du Monde. Chaque été, Johann retrouvait sa terre natale: à Cranz, son premier geste était de courir sur la plage pour se jeter dans les bras de son frère qu'une éducation corsetée embrunissait chaque jour davantage. Ensemble, ils apprirent la boxe, l'escrime et la chasse qu'ils pratiquaient à loisir dans les bois alentour. Dans la maison familiale, la chambre des jumeaux jouxtait celle de leur cousine, Hevea von Megeroth. Etrange mixte de Lilith et d'Ophélie, candide dans ses licences, timide dans ses extravagances, la jeune fille aimait partager avec ses voisins des jeux dont ils n'avaient pas l'habitude ... Quand elle mourut, chlorotique, à l'âge de seize ans au sanatorium de Kragoniedin, Johann sombra dans la mélancolie.


identité Müller Après de longs mois passés dans le découragement et l'apathie, le jeune homme finit par se ressaisir, tant et si bien qu'il termina sa scolarité à Eton avec suffisamment d'éclat pour être admis à s'asseoir sur les bancs de l'Université. Le jeudi 25 septembre 19l3, il entama donc, sous le nom de John Miller une précaution prise de longue date par Fenella, des études de physiologie au sein du plus prestigieux des collèges de Cambridge. La même année, il adhéra à la Society for Psychical Research, une association vouée à l'analyse des phénomènes paranormaux pour laquelle il rédigea un traité sur la métempsycose. Quand la guerre éclata, en août 1914, Johann constata qu'il était déjà trop tard pour rejoindre l' Allemagne et ses bataillons. La germanophobie qui s'imposait alors à Cambridge comme dans le reste de l'Angleterre le révoltait mais l'étudiant ne pouvait ouvertement tonner contre, au risque d'une mise au ban. Un soir cependant, au Devil's drum, un pub où il s'était consciencieusement enivré, Johann prit le risque de clamer son amour de la Prusse et des Prussiens: les clients ébriolés fondirent sur lui et le battirent si bien qu'ils lui cassèrent le nez et lui fêlèrent trois côtes! Pendant quatre ans, rongeant son frein, Johann se contenta de poursuivre ses études en évitant soigneusement tout contact avec ses condisciples qui le prenaient pour un original, un loup solitaire. Le soir, dans son galetas, il lisait beaucoup et griffonnait dans la fièvre des messages codés qu'il destinait à Crowley et aux membres dispersés de l'Ordo Templi Orientis (O.T.O.), une société secrète qu'il avait intégrée en 1913.




Sitôt l'armistice proclamé, Johann fit tout son possible pour regagner sa patrie au plus vite. A Berlin, il parvint à retrouver Jacob, son frère, qui avait combattu avec bravoure toute la guerre durant. Blessé sept fois, il avait reçu, quelques semaines avant la fin du conflit, la plus haute décoration allemande, la croix «Pour le Mérite». Le Hauptmann Müller, qui faisait désormais partie des Corps francs, n'avait plus qu'une seule ambition: se battre. Quand la révolte spartakiste éclata, le 5 janvier 1919, Jacob prit une part active dans sa répression, au grand dam de Johann qui voulait le tenir éloigné des combats. Peine perdue: le 9 janvier, une balle rouge troua le casque d'acier de Jacob, le tuant sur le coup. En perdant son jumeau qu'il n'avait su protéger, Johann bascula dans une sombre folie où se mêlaient une brûlante fascination pour le Mal et une haine farouche du désordre en général et du communisme en particulier. Cet accès de vésanie n'empêcha nullement Johann d'achever ses études de médecine ni d'effectuer son internat à l'Hôpital de la Charité de Berlin où il se spécialisa ... en psychiatrie. Müller tireur En 1923, il devint l'un des animateurs de l'Ordre de Thulé, une société secrète qui, reprenant à son compte le mythe des Hyperboréens, prônait la supériorité de la race aryenne, le paganisme et l'antiparlementarisme. C'est au sein de cette confrérie que le jeune docteur Müller côtoya Rudolf Hess et Boris Jorgen qui l'introduisirent dans la Société du Vril. Âgé d'à peine trente ans, Johann prit, en août 1925, la tête du service des consultations psychothérapeutiques de l'Hôpital de la Charité et se réserva le traitement d'anciens combattants atteints de graves troubles de la personnalité. Grâce notamment à l'hypnose, il réussit à guérir ou à soulager un grand nombre d'hallucinés, de suicidaires et d'amnésiques, réalisant à quel point l'âme humaine était malléable et assoiffée de sujétion. Lorsque Fenella MacLeod mourut, le 22 février 1927, Johann hérita de toute sa fortune, ce qui lui permit de quitter l'hôpital pour ouvrir son propre cabinet. Il l'installa au rez-de-chaussée de l'hôtel particulier qu'il acquit au numéro 32 de la Knesebeckstraße, au c½ur du quartier de Charlottenburg. Là, il mena grand train, s'autorisant tout, ne se privant de rien, mais toujours en solitaire. Chez lui, il ne souffrait en effet que la seule présence de ses domestiques: Lucille Messing, sa gouvernante, et Ivan Kostoglotoff, son fidèle chauffeur. Quand il sortait, le docteur Müller soignait sa mise: toujours tiré à quatre épingles, il passait aux yeux de ses confrères pour un dandy, un arbitre des élégances. Le 21 juin 1928, à l'occasion de la tenue noire organisée par Thulé pour célébrer le solstice, Johann rencontra Adolf Hitler. Contrairement à ses amis de l'Ordre, il n'éprouva guère de fascination pour le Führer, s'estimant trop pour s'inféoder à un maître, quel qu'il fût. Il adhéra néanmoins au parti nazi quelques jours plus tard, plus par opportunisme que par conviction. A l'aube du 24 octobre 1929, comme il regagnait son cabinet, le docteur Müller trébucha sur un quarteron de femmes en colère: des mères venues l'accuser d'avoir outragé leurs filles lors de séances d'hypnose. Après trois heures de palabres, elles consentirent à ne pas porter l'affaire en justice à la seule condition que Müller mît au plus vite la clef sous la porte. Ces vertueuses génitrices de la haute bourgeoisie berlinoise avaient de l'entregent: le docteur, par crainte du scandale, paya les harpies sans barguigner, renvoya Lucille et disparut à jamais de la Knesebeckstraße. Un malheur ne venant jamais seul, il apprit le jour même la nouvelle du krach boursier de New-York qui devait le conduire à la ruine. La mort dans l'âme, Johann Wolfgang Müller s'envola pour Londres d'où il gagna le sanctuaire familial d'Inverness. Là, après avoir brièvement songé à se brûler la cervelle, il retrouva vite de sa superbe. Vêtu de probité candide et de lin blanc, il se précipita chez Miss Mary Thome, une lointaine cousine qui possédait des terres, des manoirs et des chevaux auxquels elle ressemblait beaucoup. Il lui fit la cour et l'impressionna tant qu'ils se marièrent, en juin 1930. Avec la fortune de Mary, il s'offrit un domaine à Eastdown, dans le Sussex, qu'il transforma en clinique psychiatrique. Toujours galant, Müller réserva à son épouse la jouissance d'une vaste cellule capitonnée située dans les sous-sols de l'établissement. Il lui offrit également la primeur de son fameux traitement B : huit jours d'injections répétées et la pauvre Mary s'abîmait pour toujours dans la folie ... A Eastdown, l'aliéniste pouvait compter sur l'aide inconditionnelle de son confrère, le docteur Owen Horncliff, ainsi que sur le dévouement d'une cohorte d'infirmières suffisamment payées pour tenir leurs jolies lèvres closes. La clinique jouit rapidement d'une excellente réputation: tant dans le milieu du crime organisé que dans certains cercles de l'aristocratie on sut qu'il existait un endroit, en Angleterre, où l'on pouvait avec toute l'apparence de la légalité faire interner un gêneur pour le rendre fou à jamais!




En quelques mois, le docteur Müller s'enrichit immensément. Las! plus ses comptes en banque grossissaient, plus l'ennui le taraudait: il regrettait l'Allemagne aux anciens parapets ... Aussi accueillit-il avec joie la proposition que lui fit le docteur Mandelbrod, grand maître de la Société du Vril, Mandelbrod, qui avait connu Heather MacLeod à Kônigsberg, savait que Johann se piquait d'archéologie depuis qu'il avait feuilleté les carnets de sa mère. C'est pourquoi il lui suggéra de prendre la tête de différents chantiers de fouilles en Europe occidentale. Le but de ces recherches était d'établir l'ancienneté et l'étendue de l'implantation germanique sur le continent, justifiant ainsi l'expansionnisme allemand et les volontés de conquête du IIIème Reich naissant. Le docteur Müller collabora notamment avec les archéologues français René Belloq et Saint-Just Péquart: ensemble, ils mirent au jour de nombreux vestiges prouvant, selon eux, l'existence des colonies hyperboréennes de Vineta, sur la Baltique, et d'Ys, en Bretagne. Une violente dispute avec Belloq, parangon de cupidité, causa la fin prématurée de l'entreprise. En septembre 1935, dans sa villa d'Eastdown, Müller reçut la visite de trois officiers du Sicherheitsdienst, le service de renseignements de la SS. Les sbires d'Himmler n'eurent aucun mal à convaincre le psychiatre de devenir le principal agent de lem organisation au Royaume-Uni. Ils lui confièrent, entre autres missions, l'infiltration d'un réseau international de faux-monnayeurs. Une fois dans la bande, le docteur persuada son chef Wronzoff, un Russe blanc de se rallier aux desseins nazis. Il s'agissait d'inonder les démocraties occidentales de fausse monnaie afin de les déstabiliser pour favoriser l'éclosion de mouvements fascistes locaux. Le repaire des faussaires avait été aménagé dans les ruines du château de Ben More, sur un îlot inhabité des Hébrides que Müller avait reçu en héritage. L'entreprise fonctionnait à merveille et comptait de nombreuses succursales dans plusieurs pays d' Europe, Mais c'est là-bas, dans l'île, qu'en juin 1938 le reporter Tintin parvint à retrouver et à capturer le docteur et ses complices après une formidable course-poursuite à travers l'Angleterre et l'Ecosse. Jugé coupable, Müller fut écroué à la prison de Dartmoor dans le Devonshire. Il y passa treize mois qu'il envisagea comme une sorte de retraite monastique. S'il s'y réforma physiquement perdant une dizaine de kilos, se rasant le crâne et se laissant pousser la barbe, il n'y trouva aucun motif de consolation morale. Bien au contraire: il ne fit qu'y ruminer son échec en jurant de se venger des ploutocrates et des journalistes à houppette. En juillet 1939, quand le gouvernement britannique accepta l'offre des nazis de l'échanger contre deux agents du MI6, il quitta sa geôle sans regrets, bien décidé il reconquérir Berlin.


tube de N14 Malgré ses anciens déboires et son récent fiasco, Müller conservait dans la capitale du III eme Reich de solides appuis. Le Parti l'installa dans un vaste appartement au premier étage du numéro 5 de la Jaegerstraße où il reprit vite ses vieilles habitudes ... Au début d'août 1939, il intégra l'Institut Göring, spécialisé dans la recherche en psychologie et psychothérapie. Carl Gustav Jung, président de l'établissement, lui confia la direction du département chargé de la guerre psychologique. Müller put rapidement mettre en pratique ses théories: en effet, à l'aube du 1 er septembre, les troupes de la Wehrmacht envahissaient la Pologne, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement à ses activités médicales, Johann poursuivit son irrésistible ascension dans la SS, accomplissant de nombreuses missions secrètes pour l'Ordre noir. Il gagna ses insignes de Hauptsturmführer en participant à l'affaire connue-sous le nom «d'incident de Venlo» : une sombre machination mise en ½uvre sur le territoire hollandais qui aboutit à l'arrestation d'espions anglais et offrit à Hitler le prétexte d'attaquer les Pays-Bas. C'est à Venlo que le docteur fit la connaissance des officiers SS Walter Schellenberg et Helmut Knochen qu'il reconnut comme siens et avec lesquels il s'acoquina. C'est d'ailleurs Schellenberg qui fit appel à ses compétences quand Reinhard Heydrich lui demanda de recruter des courtisanes pour le Salon Kitty, célèbre lupanar de la Giesebrechtstraße. Parmi plusieurs centaines de catins, Müller en sélectionna vingt qu'il tint à éduquer et à endoctriner personnellement. Ces jeunes hétaïres devaient être capables de soutirer des informations plus sûrement qu'un bataillon de tortionnaires de la Gestapo! Plusieurs semaines durant, Müller leur enseigna l'art de délier les langues, d'arracher l'air de rien les secrets les plus compromettants. Les chambres de l'hôtel étaient en outre truffées de microphones qui captaient les confidences galamment extorquées. Satisfait des résultats obtenus, Heydrich promut le docteur au grade de Sturmbannführer.




En février 1941, Otto Steinkopf, chef du bureau VI B lb de l'Office central de sécurité du Reich (RSHA) fit appel à Johann Müller pour le seconder. Cette division des services secrets était chargée d'espionner les seules îles britanniques. Pour mener à bien ses missions, l'aliéniste fut parachuté au-dessus de l'Ecosse d'où il parvint à gagner Londres par la voie ferrée. Il emménagea au deuxième étage du 95, Park Lane, dans la Cité de Westminster et n'eut aucun mal à s'y faire passer pour l e professeur Smith, archéologue distingué. Dans le cadre de l'opération Honigtopf, il fut chargé de recruter des agents parmi des fonctionnaires ½uvrant à des postes clés de l'administration britannique. En faisant pression sur eux, ou en titillant la fibre fasciste d'anciens affidés d'Oswald Mosley (le leader déchu des Black shirts), il réussit à obtenir des informations qui permirent aux nazis de mettre en échec une dizaine d'opérations alliées. A partir de l'automne 1942 et des premiers graves revers allemands, Steinkopf lui demanda de changer de stratégie : il convenait désormais de persuader les membres les plus influents de la gentry de la nécessité d'une paix séparée avec l'Angleterre. Mais le vent avait tourné: les ladies et les gentlemen qu'il approcha lui opposèrent tous une fin de non recevoir. Prévenu de ses man½uvres, le MI5 (le service du contre-espionnage britannique) lui dépêcha deux de ses meilleurs agents. Peine perdue : Müller avait déjà franchi la Manche ! A Paris, le 21 janvier 1943, Johann se précipita chez son vieux complice Helmut Knochen, commandant de la police de sécurité pour la Belgique et la France occupée. Müller tombait à pic: la veille, le siège bruxellois de la Gestapo avait été attaqué par le baron de Selys Longchamps qui, aux commandes de son «Typhoon», s'était offert une mémorable partie de tir forain. Touché par trois balles de 20 mm, le Sturmbannführer Alfred Thomas, chef du SD local, était mort sur le coup. Knochen pria donc le docteur de remplacer au pied levé l'officier défunt. Prudent, Müller fit déménager les services dont il avait désormais la charge au 347 de l'avenue Louise. Là s'ouvrit le chapitre le plus sombre de la vie du psychiatre dont le grand plaisir consistait à «retourner» des résistants ou des soldats captifs.




Menant lui-même de front d'innombrables interrogatoires, il eut recours à la torture aussi bien physique que mentale. Le soir, dûment escorté, il regagnait son domicile, une villa réquisitionnée au numéro 6 de l'avenue Delleur, à Boitsfort, en lisière de la forêt de Soignes. Il y donnait chaque jeudi de bien étranges agapes auxquelles été «conviées» les jeunes filles blondes aux yeux clairs des orphelinats voisins ... Le 4 septembre 1944, lendemain de la Libération de Bruxelles, Müller fut extirpé de la cave où il se terrait par trois Welsh Guards qui ne le ménagèrent pas. Emprisonné cinq semaines à Saint-Gilles, il attendait son exécution lorsque le geôlier lui signifia son transfèrement à Londres. Mis au secret, il fut longuement interrogé par des agents qui, connaissant son pedigree, le persuadèrent de travailler pour le MI6. Déclaré mort, le docteur Johann Müller laissa définitivement la place au professeur John William Smith, archéologue et espion. Feu l'Obersturmbannführer troqua son bel uniforme contre une tenue cavalière du dernier chic: jodhpur en whipcord, veste à martingale, bottes impeccables qu'il cirait lui-même et feutre mou de chez Bross & Clackwell. C'est ainsi vêtu qu'il débarqua au Khémed où il avait reçu l'ordre de mettre en place une organisation de renseignement, le réseau Pipeline. Sous le couvert de ses activités d'archéologue, il prit contact avec l'ambassade de Bordurie en se faisant passer pour un agent double. Pays frère de l'URSS, la Bordurie de Plekszy-Gladz tentait alors de faire main basse sur le pétrole khémédite. Pour cela, elle avait fondé une compagnie, la Skoil Petroleum, soi-disant gérée par des capitalistes de différentes nationalités mais dirigée en réalité par le lieutenant-colonel Sponsz et le major Serguei Raskanine, deux espions patentés. Au départ, Müller-Smith, par haine du communisme et parce que les Soviétiques avaient fait main basse sur Königsberg, jouait le jeu du MI6 et transmettait à Londres toutes informations destinées à compromettre la prétendue respectabilité de la firme pétrolière. Mais petit à petit, au contact de Sponsz et de Raskanine qui agissaient plus pour leurs propres intérêts que pour la grandeur du socialisme, l'archéologue changea les règles qui lui avaient été ftxées. Devenu agent double pour de bon, il exerça ses talents de multiples façons: marchand d'armes, trafiquant d'antiquités orientales, mandataire officieux de la Skoil Petroleum auprès de l'émir Ben Kalish Ezab, complice du cheikh Bab El Ehr dans ses tentatives de destitution de la dynastie hachélémite, maître-chanteur, esclavagiste, vendeur de drogue et assassin. La Bordurie le chargea également d'expérimenter les effets dévastateurs du N.14, un composé azoté qui, associé à l'essence, en décuplait le pouvoir détonnant.




Müller a la carabine Sur les hauteurs de Wadesdah, le professeur Smith avait fait restaurer à grands frais l'ancien palais du gouverneur britannique. Il y aménagea des souterrains inspirés des tunnels et des abris de la Ligne Maginot où il pouvait donner secrètement libre cours à ses passions. C'est là qu'au printemps 1949 il tint captif le jeune fils de l'émir Ben Kalish Ezab, le prince Abdallah. Cet enlèvement prétendument fomenté par Bab El Ehr permettait à Müller de faire pression sur le souverain khémédite pour le forcer à chasser l'Arabex (une compagnie pétrolière anglo-saxonne) de son territoire. Mais le ci-devant psychiatre n'avait pas prévu une nouvelle intervention du reporter Tintin: accompagné cette fois du capitaine Haddock, le jeune homme réussit non seulement à libérer Abdallah mais aussi à livrer Müller à l'émir. D'abord condamné au supplice du pal par la justice du Khémed, Johann vit sa peine commuée en réclusion perpétuelle. Incarcéré au fort de Ras el-Hanout avec le Coran pour tout livre de chevet, il s'y convertit à l'Islam. Le 2 juillet 1956, un commando d'une dizaine d'hommes de Bab El Ehr prit d'assaut la sinistre prison: libéré, Müller devînt le principal conseiller militaire du cheikh. Avec l'aide de l'Arabair de Rastapopoulos et des mosquitos de lM. Dawson, il organisa le coup d'Etat qui porta son nouveau maître au pouvoir, le 14 mai 1957. Nommé ministre des Armées par Bab El Ehr, Ali Hassan dit Mull Pacha se rêvait déjà à la tête de l'émirat quand Tintin, en restaurant Ben Kalish Ezab sur son trône, lui dama une nouvelle fois le pion. Exilé en Bordurie, Müller ne tarda pas à retrouver son pays d'adoption à la faveur de la révolution arabe de 1963 qui prit le cheikh pour guide suprême. A soixante-huit ans, la barbe grisonnante et le keffieh sempiternellement vissé sur le crâne, Mull Pacha n'avait rien perdu de sa proverbiale énergie : l'âge, toutefois, lui ouvrit la voie d'un relatif sentimentalisme qui lui fit adopter la cause des Palestiniens. Anti-sioniste convaincu, il poussa Bab El Ehr à engager ses troupes aux côtés de l'Egypte, de la Syrie et de la Jordanie après l'attaque israélienne qui précipita le Proche-Orient dans la guerre des Six Jours en juin 1967. La défaite n'émoussa pas sa volonté d'en découdre avec l'Etat hébreu. C'est pourquoi il arma les fedayin du Fatah et soutint officiellement l'OLP en recevant Yasser Arafat à Wadesdah. En septembre 1972, il refusa de condamner la prise d'otages des Jeux olympiques de Munich qui causa la mort d'onze sportifs israéliens. Cette attitude lui valut de figurer sur la «liste Golda» : une quinzaine de cibles répertoriées par le Premier Ministre Golda Meir et ses conseillers qu'il s'agissait d'éliminer au plus vite en représailles au massacre munichois. Le 6 octobre 1973, imitant leurs alliés arabes, Bab El Ehr et Mull Pacha lancèrent l'armée khémédite à l'assaut d'Israël mais, un peu moins de trois semaines plus tard, l'issue de la guerre du Kippour se révéla désastreuse pour la coalition. Ce nouvel échec décida le docteur Müller à se retirer du Monde pour se consacrer à la seule passion qu'il parvenait encore à assouvir: sa collection de belles américaines. Le 16 décembre 1974, un trio de reconnaissance du Mossad dirigé par Salomon Goldstein débarqua à Wadesdah muni de faux passeports libanais. Mull Pacha était en train de polir les chromes de sa Cadillac «Fleetwood» 1957 lorsqu'il entendit des bruits de pas suspects sur le gravier de l'allée qui menait au garage. Comme il se précipitait sur son browning, il eut soudain l'impression qu'un éclair lui déchirait la poitrine: les espions juifs l'avaient pris pour cible, le clouant à la berline d'or et d'argent. Le feu cessé, Goldstein s'approcha et compta treize impacts dans la djellaba du docteur qu'il acheva d'une balle en plein front. L'assassinat de Johann Wolfgang Müller provoqua un grand émoi au Khémed ainsi que dans les territoires palestiniens occupés. L'ancien psychiatre eut droit à des funérailles nationales en présence du vieux Bab El Ehr, d' Anouar el-Sadate, du colonel Kadhafi et de nombreux autres dirigeants arabes. Au journaliste de La Dépêche venu l'interroger sur la mort de son vieil ennemi, Tintin confia, d'une voix blanche: «Dieu ait son âme ! ...» Puis, se reprenant: «Mais c'était un rude coquin ! ...»



Avec l'aimable autorisation de l'auteur :
Maître Alphonse Dulaurier.

Album de famille

Heather MacLeod, Noël 1893

Heather MacLeod, Noël 1893.


Jacob et Johann Müller le jour de leur 3 ans

Jacob & Johann Müller à l'age de 3 ans.


Müller psychiatre et faux-monnayeur

Psychiatre et faux-monnayeur (1937).


Mull Pacha en 1971 dans l'une de ses poses favorites

Mull Pacha prend la pose (1971).


Le Sturmbannfürer Müller

Le Sturmbannfürer Müller.
(dessin de Schwartz)


Le Sturmbannfürer Müller

Johann en prince du royal secret de l'OTO.


Fin de l'album


le docteur Müller rencontre Tintin

Première rencontre avec Tintin...


directeur d'un asile d'aliénés

Directeur d'un asile d'aliénés !

château de Ben More

Le château de Ben More.


Wronzoff le patron de Müller

Wronzoff le «patron» de Müller.


La bande de L'île Noire au grand complet

La bande de «L'île Noire» au grand complet.


le docteur Müller alias Mull Pacha

Le docteur Müller alias Mull Pacha.


Tentative de corruption sur Tintin

Tentative de corruption sur Tintin !


L'aide inconditionnelle de Horncliff

L'aide inconditionnelle de Horncliff.


Tintin est sur la piste de Müller

Tintin est sur la piste de Müller.


Encore une farce signée Abdallah

Encore une farce signée Abdallah.


Pas facile de maîtriser le prince Abdallah

Pas facile de maîtriser le prince Abdallah.


Prêt à tout pour supprimer Tintin

Prêt à tout pour supprimer Tintin.


Un ordre n'est pas toujours bien compris

Un ordre n'est pas ...


Un ordre n'est pas toujours bien compris

...toujours bien compris !...


Mandataire officieux de la Skoil Petroleum.

Mandataire officieux de la Skoil Petroleum.


Un ennemi implacable

Un ennemi implacable.


La panique de Müller

La panique de Müller.


Encore lui !!!

Encore lui !!!


Très joli «strike» de Tintin

Très joli «strike» de Tintin.


Le 6 de l'avenue Delleur, à Boitsfort

Le 6 de l'avenue Delleur, à Boitsfort.



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