Les Hôtes Illustres

Alexis de Tocqueville

Alexis de Tocqueville (1805, Verneuil sur seine - 1859, Cannes)
Rédige « De la démocratie en Amérique » au château de la Borde commune de Beaumont la Chartre.

Biographie de Charles Alexis Clérel de Tocqueville

Alexis de Tocqueville est la « conscience du milieu du siècle » (1). Né à Verneuil sur seine en 1805, il s'éteint à Cannes en 1859. Sa trajectoire lui permet de connaître plusieurs « vies » : celle du sociologue, de l'économiste, de l'historien, du philosophe politique, de l'homme politique, du voyageur, du noble, du démocrate....

Issu d'une très vieille et noble famille de Normandie, Tocqueville est un aristocrate de naissance. Son enfance est troublée par le récit de la captivité de ses parents. En effet, c'est sous la terreur, que les Tocqueville sont arrêtés, avec Malsherbes (son arrière grand-père). Si ce dernier est guillotiné, les parents de Tocqueville échappent de justesse à l'échafaud. Après un éprouvant séjour en prison, ils bénéficient de la chute de Robespierre. En dépit de cet épisode douloureux, le père de Tocqueville continuera de voir la Révolution avec sympathie et retenue demeurant un noble à la fois attiré par la philosophie des Lumières et fidèle au loyalisme traditionnel que sa famille a voué à la Couronne. Par contre, la mère de Tocqueville est durablement marquée par ces événements au point de souvent les évoquer en famille.

Bien que se déroulant avant la naissance de Tocqueville, revenir sur cette période est essentiel, car elle est de forte incidence sur la pensée de notre auteur (2). Les fréquentes descriptions de la captivité familiale le sensibilisent au désordre politique et social. Tocqueville reçoit en héritage l'angoisse des masses révoltées. Son oeuvre est un témoignage constant de sa haine des mouvements révolutionnaires et de son rejet de l'agitation d'une foule. D'ailleurs, la thèse principale de l'Ancien Régime et la Révolution (1856) pourrait trouver là son origine : les transformations dues à 1789 auraient pu être acquises sans la Révolution. Pour Tocqueville, l'obtention légitime des résultats fondamentaux de la Révolution était envisageable par une autre méthode; la liberté aurait été conquise plus lentement, mais sans violence (3). Dans De la Démocratie en Amérique (1835 et 1840), si la classe moyenne gagne les faveurs de l'auteur, c'est essentiellement parce que cette classe sociale est un élément stabilisateur. Elle n'est pas attirée par une Révolution, pour laquelle elle n'a aucun intérêt. Nous y reviendrons...

L'héritage intellectuel de Tocqueville se caractérise donc par une tension entre les valeurs légitimistes et les idées issues des Lumières. Son père est certes un noble « éclairé », mais qui ne s'ouvre pas complètement aux nouvelles valeurs. C'est dans ce cadre que le jeune Alexis forge ses premières idées politiques. Son éducation reste principalement attachée à un légitimisme sociologique. Sa rencontre avec les philosophes des Lumières est alors décisive. A l'âge de seize ans, il consulte les ouvrages de Montesquieu, Rousseau et Voltaire qu'il trouve, à Metz, dans la bibliothèque préfectorale de son père. Sur la fin de sa vie, dans une célèbre lettre à Mme Swetchine, Tocqueville confesse le « doute » qui l'a envahi à la lecture de ces auteurs du XVIIIème siècle : « un doute universel » (4). Notre auteur n'a plus de certitude, il se situe entre deux mondes : le monde aristocratique de ses origines familiales et le monde en train de se construire sur des bases démocratiques, que sa raison l'entraîne à adopter. Dès lors, Tocqueville opte avec conviction pour la liberté et s'inscrit résolument dans la mouvance du libéralisme politique à la française. Par exemple, il accepte de défendre les résultats obtenus par la Révolution (5).

Ainsi, bien que 1789 signifie la fin du monde auquel il appartient, il accepte de considérer cette date comme une étape définitive, à entériner et même à défendre. « Ce qui est fait est fait. Il faut en finir avec le passé; il est temps que le livre sanglant de notre Révolution soit fermé pour jamais. Si la liberté est un bien inestimable, la stabilité en est un autre trop peu prisé peut-être dans le temps où nous vivons » (6). Son oeuvre entière peut également se définir par une défiance à l'égard de toute forme d'absolutisme ou de despotisme. Comme Constant, par exemple, il défend l'idée d'une souveraineté limitée. Au-delà de cet héritage révolutionnaire, son libéralisme politique se manifeste également par l'amour qu'il porte à la liberté : un amour d'instinct. En effet, notre auteur défend, sans cesse, toutes les libertés : de presse, d'association, de culte... La liberté est la première de ses valeurs....

Pourtant en 1830, Tocqueville se retrouve devant un choix existentiel. Nommé juge auditeur au tribunal de Versailles en 1827, il doit, à ce titre prêter serment au nouveau régime, celui de Louis-Philippe. Son éducation est aristocratique, sa tradition est légitimiste. D'ailleurs, sa famille décide de soutenir Charles X. Tout le destine à refuser la modernité. Tocqueville hésite. Prêter serment signifie renier ce qu'il est. Dans ses Souvenirs, il explique ne pas avoir pu retenir quelques larmes devant le spectacle de la déchéance de Charles X. Il choisit toutefois de se rallier à Louis-Philippe pour éviter... l'anarchie et parce qu'il veut monter dans le train de l'Histoire. Cependant, tout en s'éloignant des valeurs aristocratiques, il n'arrive pas à rompre complètement avec son origine sociale : tout au long de sa vie, il reste une sorte d'aristocrate par les manières (7). Par exemple, Tocqueville mène une existence toute seigneuriale dans le Château de Tocqueville en Normandie (8).

C'est donc contre sa famille et ses valeurs qu'il prend la décision de prêter serment. Ces circonstances l'amènent à formuler le projet de son voyage en Amérique. Avec Gustave de Beaumont, rencontré au tribunal de Versailles et qui se retrouve dans une situation comparable, il obtient un congé de dix-huit mois du garde des Sceaux pour le motif officiel d'étudier le système pénitentiaire américain. En fait, l'objectif de Tocqueville est politique : « (...) supposez que, sans cesser d'être magistrat et de faire courir mes droits d'ancienneté, je passe en Amérique. Quinze mois s'écoulent; les partis se dessinent en France, on voit clairement quel est celui qui est incompatible avec la tranquillité et la grandeur de son pays; (...) ce voyage à lui seul, vous a tiré de la classe la plus vulgaire, les connaissances de que vous avez acquises chez un peuple si célèbre achèvent de vous sortir de la foule. vous savez ce que c'est au juste une vaste république, pourquoi elle est praticable ici, impraticable là! (...) si le moment est favorable, une publication quelconque peut avertir le public de votre existence et fixer sur vous l'attention des partis. » (9) Ainsi, en s'exilant, Tocqueville a en tête l'idée d'écrire un livre sur l'Amérique qui pourrait lui permettre d'embrasser une carrière politique. La suite lui a donné raison....


Alexis de Tocqueville
Alexis de tocqueville
Gustave de Beaumont
Gustave de Beaumont
 

Tocqueville et Beaumont partent en avril 1831 et reviennent en janvier 1832. A leurs retours, Beaumont sera le rédacteur principal du rapport adressé au ministre de l'Intérieur intitulé Du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France qui paraît en 1833. Démissionnaire, par fidélité à Beaumont révoqué, Tocqueville a alors tout son temps pour rédiger la première partie de De la Démocratie en Amérique.
C'est le livre de l'année 1835!
Il y est principalement question de la Constitution, des institutions, des moeurs et de la géographie de l'Amérique.

Conformément à ses prévisions, notre auteur devient alors une personnalité recherchée dans les salons littéraires et les milieux politiques. En novembre 1837, il décide alors de se présenter, sans succès, à Valognes aux élections législatives. Echec qui n'a pas diminué le crédit dont il dispose auprès des milieux intellectuel et politique puisqu'en janvier 1838, il est élu à l'Académie des Sciences morales et politiques. En 1839, il prend sa revanche et devient Député de Valognes. Réélu jusqu'en 1848, l'homme politique prendra d'autant plus facilement le pas sur le publiciste que le second volume de De la Démocratie n'a pas le même retentissement que le premier. Cet accueil moins enthousiaste peut s'expliquer par le niveau d'abstraction important de cette seconde partie. Il s'agit de comprendre ce qu'il va advenir de la liberté dans nos sociétés égalitaires. L'Amérique n'est plus alors qu'un prétexte. John Stuart Mill voit, dans ce second volume, le premier grand ouvrage politique consacré à la démocratie moderne.

L'activité politique du Député Tocqueville est intense. Il rédige trois rapports importants sur l'abolition de l'esclavage dans les colonies (1839), sur la réforme des prisons (1843) et sur les affaires de l'Algérie (1847). Il prononce des discours conséquents. Par exemple, en 1848, Tocqueville annonce à la Chambre qu'un vent révolutionnaire se lève :

"On dit qu'il n'y a point de péril, parce qu'il n'y a pas d'émeute; on dit que, comme il n'y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez. Sans doute le désordre n'est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières qui, aujourd'hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu'elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles ont été tourmentées jadis; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales? Ne voyez-vous pas qu'il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l'ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd'hui? N'écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein? N'entendez-vous pas qu'on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au dessus d'elles est incapable et indigne de les gouverner; que la division des biens faite jusqu'à présent dans le monde est injuste; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables? Et ne croyez-vous pas que, quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d'une manière presque générale, quand elles descendent profondément dans les masses, elles doivent amener tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais comment, mais elles doivent amener tôt ou tard les révolutions les plus redoutables? Telle est, Messieurs, ma conviction profonde: je crois que nous nous endormons à l'heure qu'il est sur un volcan, j'en suis profondément convaincu..." (10).

Alexis de Tocqueville par Daumier

Ainsi, Tocqueville voit l'avenir sous le signe de la décadence et du désordre. Le ton angoissé est, vraisemblablement, volontairement excessif pour sensibiliser la Chambre des Députés. Le pronostic des événements de 1848 indique l'exceptionnelle intuition politique de notre auteur, car quand le trouble ouvrier se déclenche, la surprise est générale. Tocqueville vit intensément la Révolution de Février et les journées de Juin comme en témoignent ses Souvenirs. Le suffrage universel n'empêche pas Tocqueville d'être réélu Député pour l'Assemblée constituante. Son célèbre Discours sur le droit du travail (1848) indique combien il est actif lorsqu'il s'agit de rédiger la nouvelle Constitution. Ministre des Affaires étrangères en 1849, le gouvernement auquel il appartient est très rapidement renversé et c'est le Coup d'Etat de Louis-Napoléon en décembre 1851 qui marque la fin de sa carrière politique. Tocqueville reprend alors ses voyages (11) et prépare L'Ancien Régime et la Révolution...

Dans une page écrite pour lui même, intitulée "Mon instinct, mes opinions", Tocqueville se résume bien :

"J'ai pour les institutions démocratiques, un goût de tête, mais je suis aristocrate par instinct, c'est-à-dire que je méprise et crains la foule. J'aime avec passion la liberté, la légalité, le respect des droits, mais non la démocratie. Voilà le fond de l'âme. Je hais la démagogie, l'action désordonnée des masses, leur intervention violente et mal éclairée dans les affaires, les passions envieuses des basses classes, les tendances irréligieuses. Voilà le fond de l'âme. Je ne suis ni du parti révolutionnaire, ni du parti conservateur; mais cependant et après tout, je tiens plus au second qu'au premier. Car je diffère du second plutôt par les moyens que par la fin, tandis que je diffère du premier tout à la fois par les moyens et la fin. La liberté est la première de mes passions. Voilà ce qui est vrai".

Eric Keslassy

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Notes:


  1. Article "Tocqueville" in Encyclopédie Universalis.

  2. Tocqueville a d'ailleurs dit un jour : "C'est parce que je suis le petit-fils de M. de Malsherbes... que j'ai écrit ces choses" in Alexis de Tocqueville par André Jardin, Pluriel, Hachette, 1984.

  3. "Tout ce que la révolution a fait se fût fait, je n'en doute pas, sans elle; elle n'a été qu'un procédé violent et rapide à l'aide duquel on a adapté l'état politique à l'état social, les faits aux idées et les lois aux moeurs" in L'état social et politique de la France avant et depuis 1789, Oeuvres Complètes (notées O.C. dans cet article), Tome II, volume 1, Gallimard, 1953. Thèse qui contient la genèse de l'ouvrage de 1856.

  4. Lettre du Mme Swetchine, 26 février 1857, O.C., t. XV, 2, 1983.

  5. Dans ses Causeries Guizot écrit de Tocqueville : "Vous êtes un aristocrate vaincu qui accepte sa défaite.", et c'est "cette acceptation de l'inévitable qui donne sa qualité à l'intelligence de Tocqueville". Cité par Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, de Babeuf à Tocqueville, Bibliothèque des idées, Gallimard, 1950.

  6. O.C., t. XVI, Mélanges, 1989.

  7. D'ailleurs Rémusat écrivait de Tocqueville qu'il "dédaignait le légitimisme sans haïr les légitimistes" , in Mémoires de ma vie, Plon, 1958-1967.

  8. En janvier 1836, suite à un partage des propriétés familiales, dû au décès de sa mère, Alexis reçoit le Château de Tocqueville et le titre de comte qui y est joint. Il refusera toujours de l'utiliser.

  9. Lettre de Tocqueville à Charles Stöffels, 4 novembre 1830.

  10. Oeuvres, "Discours prononcé à la Chambre des députés, le 27 Janvier 1848, dans la discussion du projet d'adresse en réponse au discours de la couronne", Bibliothèque de la Pléiade, Tome I, Gallimard, 1991.

  11. En effet, Tocqueville est un grand voyageur. Nous avons évoqué le voyage en Amérique. Très tôt, dès l'âge de vingt ans, il se rend en Italie et en Sicile. Il y retourne en 1850. Il visite à trois reprises l'Angleterre et l'Irlande (en 1833, 1835 et 1857). En 1836, il effectue un voyage en Suisse et en Allemagne (il séjournera à nouveau en Allemagne en 1849 et 1854). Enfin, Il se rend en Algérie en 1841 et 1846



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