Nestor, le majordome très stylé du capitaine Haddock, a cependant un petit défaut la curiosité... ! Il vous révèle aujourd'hui en exclusivité, avec l'aide de Yves Horeau, les plans de l'appartement de Tintin situé au 26 Rue du Labrador.

L'appartement de Tintin apparaît dans huit albums, parus entre 1935 et 1950. L'organisation des lieux est généralement assez cohérente d'un album à l'autre pour qu'il soit possible de reconstituer le petit trois pièces à peu près dans son entier.

L'immeuble en revanche est plus approximatif. La façade a subi de sérieuses variations : bordé d'un jardinet dans L'or noir d'avant guerre, l'immeuble est plus urbain dans L'étoile ou La Licorne, avec des trottoirs, réverbère, porte d'entrée, escalier, etc. différents suivant les albums. Tintin habite au rez-de-chaussée dans L'or noir, au second étage dans Le crabe, puis au premier à partir de L'étoile. Nous ne nous attarderons pas sur les rampes, tapis d'escalier, sonnettes, portes d'entrée à quatre ou cinq panneaux horizontaux, ni sur les autres qui s'ouvrent tantôt vers l'intérieur, tantôt vers l'extérieur : tous ces détails sont contradictoires et inconciliables. Hergé n'y a pas attaché d'importance, nous non plus. La distribution des pièces et l'agencement intérieur sont en revanche beaucoup plus constants. A partir des angles de vue épars dans la collection des albums et des objets répertoriés dans le tableau nomenclature, il est possible de reconstituer un plan qui rend compte de toutes les situations, à deux exceptions près: Le sceptre en couleurs et Les sept boules, qui portent la marque d'E.P.Jacobs. A partir de nos indications, Philippe Joëssel, architecte, a bien voulu établir le plan de l'appartement.

L'existence du vestibule peut être contestée : Tintin et ses visiteurs paraissent presque toujours passer directement de l'extérieur à la salle de séjour et quand les Dupondt frappent à la porte d'entrée, il répond : « Entrez !» de son fauteuil. Toutefois, nous croyons qu'il est impossible d'en faire l'économie. La petite table de L'oreille (37 sur le plan) ne peut être située dans la salle de séjour près de la porte d'entrée : elle serait surplombée par la peinture sur soie chinoise de la page 3. Même observation pour les patères P43 du Crabe. Deuxième argument : après l'explosion provoquée par les Dupondt dans Le sceptre, Tintin pénètre dans la salle de séjour par la porte 10, ce qui suppose un itinéraire que seul le plan proposé - vestibule, cuisine, chambre, porte 10- rend possible. (On devine que l'autre porte d'accès direct au séjour est inutilisable). Enfin, puisqu'il y a une cuisine, on doit pouvoir s'y rendre autrement qu'en passant par la chambre et la salle de bains.

La cuisine existe dès L'oreille. On la découvre en détails dans Les sept boules. Sa fenêtre à petits carreaux (comme à Moulinsart) diffuse une obscure clarté, comme si la pièce donnait sur un couloir ou une cour. Son décor luxueux (buffet ancien, table couverte d'une nappe jaune), incompatible avec les autres pièces de l'appartement, appartient bien à la cuisine (Les sept boules page 48). Tintin y reçoit les Dupondt (page 17). Ses chaises ont pu servir naguère aux mêmes Dupondt reçus dans le vestibule ainsi qu'à l'importun Tournesol lorsque Tintin le rencontre pour la première fois (Le trésor page 5).

On ne voit qu'une fois la baignoire de Tintin (dans L'oreille), mais on sait que la salle de bains communique avec la chambre, d'où la localisation proposée.

La disposition des meubles de la chambre à coucher n'apparaît que dans L'oreille (surtout à l'occasion de l'intrusion cauchemardesque de l'Arumbaya dans l'édition en noir et blanc) et La Licorne. L'Arumbaya s'introduit très logiquement par la porte 10 qui donne sur la salle de séjour. Le perroquet de L'oreille, selon nous, s'est envolé par la fenêtre de la chambre, car celle de la salle de séjour est exclue. Par la porte 10, Tintin, réveillé en sursaut, surprendra Ramon, entré par la porte 24, qui cherche nuitamment à dérober le perroquet dont la cage est posée sur la table 17.

La disposition de la cheminée, de la fenêtre et des portes se déduit facilement de tous les albums sauf Le sceptre en couleurs. La cheminée est surmontée d'un miroir qui est repeint à tort dans L'étoile ; on en aperçoit encore les vestiges. E.P.Jacobs a fâcheusement innové en transportant la cheminée en face de la porte 24, ce qui détruit la cohérence des lieux (Le sceptre page 10). Les fauteuils sont les mêmes, rouges, sauf dans L'or noir, par erreur sans doute. Le mobilier, très sobre, comporte surtout des meubles bas, tables rondes, guéridons, souvent renouvelés.
Dans ce living-room, nous avons placé en 22 la commode à tiroir sous laquelle a roulé le parchemin de la Licorne. En effet, ce meuble est dans la pièce adjacente au bureau, donc la salle de séjour. Il ne saurait être disposé près de la fenêtre, car il s'y trouve déjà un meuble de rangement moderne (Le sceptre 1) remplacé par un canapé dans Le crabe (16 sur le plan). On aurait pu le mettre en 25, mais nous avons réservé cet emplacement au divan sur lequel Tintin étendra le Syldave amnésique. C'est une invention, mais qui n'est jamais contredite. Dans le nouveau Sceptre, E.P.Jacobs transforme complètement cette pièce en lui conférant un style et un luxe britannique surprenants : cheminée en briques, grande bibliothèque, lampadaire, statuette de lionne ...

Le bureau ne nous est connu que par Le crabe et La Licorne. On aurait pu y installer le divan, mais le transport du Syldave évanoui semble si court que nous avons préféré la salle de séjour. Nous n'hésitons pas à ouvrir une porte 35 donnant sur le vestibule. En effet, dans La Licorne (page 12), Tintin enfile certainement son imperméable dans son bureau devant cette porte, car s'il était dans le vestibule, on verrait à gauche les patères de la page 6 du Crabe.
Nous postulons que ce bureau, très sobre, meublé dans le style moderne dépouillé des années 30 a été entièrement refait dans Les sept boules pour devenir un salon du plus pur style E.P.Jacobs, maniéré et luxueux, avec tapis somptueux et meubles vernis. Le changement est si complet que nous avons redessiné entièrement la pièce sur le plan à droite. On y remarquera une porte 56 qui apparaît dans Les sept Boules en page 19. C'est la première fois que cette face de l'ancien bureau nous est présentée et, à notre avis, la porte en question ne donne pas sur une quatrième pièce inconnue, mais plutôt sur un placard creusé dans l'épaisseur du mur.

Cette reconstitution de l'appartement suppose évidemment de fréquents réaménagements et modernisations techniques (poste de radio, téléphone ), du mobilier (par exemple les lampes de chevet, les tables rondes, le buffet du living-room remplacé par le canapé à trois places) ou même des installations. Ainsi les fenêtres du séjour sont tantôt pourvues, tantôt dépourvues de traverses horizontales ... Il convient de souligner qu'elles ont été mises à rude épreuve, comme le reste de l'appartement : bris et attentat du Sceptre, séisme de L'étoile. Par ailleurs, le goût de Tintin a évolué. Les premiers décors sont neutres, fonctionnels, « moderne 1930 », sans objets personnels (sauf la potiche et la peinture sur soie chinoises), ni portraits, ni photos. Avec E.P.Jacobs comme nouveau décorateur, Tintin enrichit beaucoup son mobilier: lampadaire, tableaux, bouquets de fleurs, statuettes ... Quelques rares objets ne sont pas mentionnés sur le plan faute d'avoir pu les localiser, comme la petite table haute du colis piégé des Dupondt, la commode ancienne et le beau miroir des Sept boules (page 49), ou le téléphone qui va et vient d'une pièce à l'autre.

Tintin habite en ville lorsqu'il s'envole pour le Khemed. A son retour, c'est à Moulinsart qu'il se rend pour y habiter, définitivement semble-t-il. N'est-il pas étrange qu'il ait magnifiquement transformé son appartement en 1944 (Les sept boules) et 1947 (Le sceptre couleurs) pour ... ne plus y résider à partir de 1950, date de son retour du Pays de l'or noir ?

Article paru dans le numéro 29 de la revue des « Amis de Hergé », et publié ici avec l'aimable autorisation de son auteur Yves Horeau.

Chronique Précédente.

Sommaire   Chroniques

Chronique Suivante.