L'illustre Professeur Nestor Halambique , membre de la «Fédération Internationale de Sigillographie» (F.I.S) nous présente aujourd'hui,
avec l'aimable autorisation de son auteur monsieur Thierry Foyard une petite étude
sur les armoiries de la Syldavie.
On sait que dans l'album « Le Sceptre d'Ottokar » (page de garde et p 62) édité chez
Casterman, Hergé dessine les armoiries de la Syldavie décrites par l'héraldique
de la façon suivante :
Ecartelées 1 et 4 Dor au pélican éployé de sable,
2 et 3 de gueules à deux croissants d'argent accolés, tournés
à dextre avec pour devise eih bennek, eih blavek.
Il s'agit d'armoiries modernes puisqu'on a appris page 2 que le sceau du roi de Syldavie Ottokar IV comporte un blason composé d'une bordure et d'une barre (sans couleur ni émail ou métal définissable). L'existence d'un écartelé est une source d'interrogations : en effet, les armes royales ne sont pas « dor au pélican éployé de sable », à l'image du drapeau national (page 59 : pélican noir sur fond jaune).
Je pense qu'Hergé a estimé tout simplement que le seul pélican sur les pleines armes ferait un peu trop simple, tant par les couleurs (deux teintes) que par les motifs ; c'était un grand coloriste, et il devait apprécier ce qui est la règle fondamentale de la science héraldique : exprimer par la clarté (déjà la fameuse « ligne claire ») du dessin et de la couleur, l'histoire d'un nom, d'une famille ou d'un pays ; donc il a ajouté un autre motif et d'autres couleurs (rouge et blanc), par répétition, le tout pouvant être justifié par l'histoire d'un pays balkanique.
Ceci dit, puisque notre rôle est d'interpréter l'oeuvre telle que créée par Hergé, la présence de l'écartelé peut avoir à mon avis trois significations, toutes enseignées par la pratique héraldique :
Première hypothèse, soit de rappeler pour la postérité la victoire historique du baron sur les troupes turques à Zileheroum en 1127 : dans ce cas les quartiers 2 et 3 reprendraient le drapeau de l'occupant ottoman, ce qui rejoint l'analyse d'un internaute (*1) sur la présence des croissants sur champ de gueules, évoquant la présence turque sur le pays (notamment le drapeau actuel de la Turquie, qui comporte un croissant de lune blanc sur fond rouge).
Le croissant « tourné » (donc à dextre, dont les pointes sont tournées sur la gauche de l'écu) ne se retrouve (sauf erreur de ma part) que sur le drapeau du Turkménistan (et encore, légèrement penché); il y a surtout un croissant dit « montant » (Mauritanie), des croissants contournés (pointes tournées à senestre donc à droite) comme sur les drapeaux de l'Algérie, des Comores ou de la Malaisie; pour tenter d'être complet, je rappelle qu'il s'agit d'un motif privilégié dans l'iconographie musulmane mais certainement pas réservé à l'islam : les croissants abondent sur les blasons occidentaux ; ils sont synonymes de noblesse et de richesse (*2).
Drapeau du Turkménistan.
Enfin, pour compléter l'étude d'un internaute intervenant sur le site de « manu-en-syldavie », j'ai relevé que les armes de la Moldavie se décrivaient également avec un croissant tourné à dextre (*3); et qui plus est, il y a également un croissant tourné sur les armes de la Valachie (autre province de Roumanie).
Seconde hypothèse, soit de rappeler en outre le rattachement par cette victoire
d'une province turque ou islamisée au royaume de Syldavie : dans cette hypothèse
le royaume serait composée de deux parties bien distinctes, au moins par leur peuplement et leur
religion ; cette analyse est renforcée par la description de la Syldavie qu'en
donne la plaquette touristique que lit Tintin (page 19 du Sceptre) : formé « de
deux grandes vallées ».
Il y aurait donc bien deux provinces formant un seul pays.
Des commentateurs ont bien noté d'ailleurs que la présence permanente de l'islam dans le paysage
et la population syldave (minarets, tenues ottomanes, notamment lors de la
fête nationale), en indiquant d'ailleurs (et je suis bien d'accord) que c'était
pour faire couleur locale, alors que par ailleurs l'élite dirigeante (le roi,
les ministres, les militaires) présente un aspect entièrement occidental avec
une discrète présente chrétienne, celle de la fête de Saint-Wladimir, mais
aucun clocher et encore moins de croix (ce qui peut donner à réfléchir sur une
bande dessinée paraissant dans un hebdomadaire ne cachant pas son origine
catholique : mais c'est un autre débat) ; cependant, il est vrai, le pélican
est un symbole très explicite du christianisme, mais Hergé le savait-il ?
Je dirais non car le pélican d'Hergé n'est pas celui habituellement reproduit en
héraldique, qui comporte en outre en pied trois jeunes pélicans et des gouttes
de sang sur la gorge, appelées « piété » (*4).
Exemple de Pélican avec sa « piété ».
Sans trop d'imagination, on peut donc affirmer qu'à limage des actuels pays comme le Monténégro ou la Bulgarie, la Syldavie est un pays de tradition chrétienne avec une forte minorité musulmane.
Dernière hypothèse (ici également issue de l'expérience héraldique) : les
quartiers 2 et 3 représenteraient une revendication des droits de souveraineté
de la Syldavie sur une province ou un pays voisin dont la dynastie du roi
Muskar XII
estime avoir hérité ou sur lequel elle avait autrefois autorité : ce
type de rappel historique se retrouve dans maintes armoiries (*5);
mais l'exemple le plus connu est celui de la permanence des armes de France (dans sa suprême
élégance : Dazur à trois fleurs de lis d'or) au quatrième quartier des pleines
armes du Royaume-Uni et cela pendant plus de 400 ans (jusqu'au début du XIXème
siècle) après la fin de l'occupation britannique en France, et ceci pour
manifester une revendication devenue toute théorique sur la couronne de France !
Ce pays réclamé par la Couronne syldave et dont les armes sont de gueules à deux croissants d'argent, ne serait-il pas la Bordurie voisine ? On sait (« Affaire Tournesol ») que le régime actuel a pour emblème un accent circonflexe noir, porté soit sur un cercle blanc lui-même sur fond rouge (brassard) soit directement sur fond rouge (drapeau national : op.cit. p 47); mais à mon avis ce n'est pas le drapeau d'origine de la Bordurie : c'est celui du parti qui a pris le pouvoir (à l'image du parti nazi ou du parti bolchevique dont Hergé a fait la fusion avec beaucoup d'esprit) ; mais la même vignette qui montre le drapeau montre également un minaret : comme la Syldavie, la Bordurie serait un pays avec une forte population musulmane : le drapeau de la Bordurie avant la prise du pouvoir par le maréchal Plekszy-Gladz aurait donc (ou aurait contenu de tels « meubles ») été rouge avec deux croissants blancs tournés vers la gauche (pour employer un langage plus simple).
Cela signifierait que si la Bordurie a tenté d'annexer la Syldavie, cette dernière aurait pu avoir la tentation d'annexer la Bordurie dans un passé plus lointain, la Bordurie étant peut-être le pays limitrophe (pas encore dénommée Bordurie) où les armées turques se sont réfugiées après leur défaite de 1127 ; voici de nouveaux développements à attendre pour résoudre cette interrogation insoupçonnée entraînée par l'étude de l'album, que les distingués tintinologues auront cœur à rechercher.
Auteur:Thierry Foyard E-Mail:thfoyard@club-internet.fr
Vue du centre de Szohôd © Agence PRESSA
Passez le pointeur de votre souris sur l'appareil photo.
Crédits documentaires
(*1) « Manu-en-syldavie »
(*2) L'excellent site « blason-armoiries.org », avec les armoiries décrites, et qui rappelle
également que cela n'a rien à voir avec les Croisades.
(*3) Site « ghyka.com »
(*4) Site « blason-armoiries » en saisissant « pélican héraldique »
(*5)
Lire les développements de Michael Maclagan
dans « les dynasties d'Europe »
éditions Bordas, sur les armes des familles régnantes de Sicile, de Naples, d'Autriche.
Les armoiries de la Syldavie.
Drapeau national syldave.
Drapeau actuel de la Turquie.
Village syldave des environs de Klow.
La bataille de Zileheroum en 1127.
Type de pêcheur des environs de Dbrnouk.
Vue de Niedzdrow dans la vallée du Wladir.
Paysanne syldave se rendant au marché.
Drapeau national de Bordurie.
La place Plekszy-Gladz à Shohôd.
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