Le professeur
Hippolyte Bergamotte
spécialisé dans l'américanisme, et plus précisément dans l'étude des civilisations de l'ancien Pérou,
maîtrise parfaitement la langue espagnole.
Il évoque pour nous l'importance de celle-ci dans l'œuvre de Hergé
Tout au long de ses aventures, Tintin découvre beaucoup de cultures et de langues.
Très attentif à l'ambiance de ses albums, Hergé s'est rendu compte que la langue était un élément culturel d'une importance égale ou supérieure aux caractéristiques physiques
et aux vêtements de ses personnages.
Il est ainsi arrivé à créer des langues utopiques, comme le syldave et l'arumbaya, toutes deux inspirées d'un dialecte bruxellois
parlé dans le quartier des marolles.
En outre, il a fait apparaître dans les vignettes de ses albums d'autres langues, bien réelles celles-là.
Ainsi, quand l'action se passe en Amérique ou en Écosse, des phrases en anglais apparaissent dans les phylactères, quand elle se déroule en
Afrique du Nord la langue arabe est présente, les idéogrammes chinois figurent sur les calicots de Shanghai et l'indonésien
est parlé sur l'île de Pulau-pulau Bompa.
Parmi cet éventail linguistique, la langue la plus présente est l'espagnol, cela est dû au fait que plusieurs albums se déroulent en
Amérique hispanophone ou avec des personnages provenant de ces latitudes: L'oreille cassée, Les 7 boules de cristal,
Le temple du soleil, Coke en Stock, Tintin et les Picaros.
En analysant ces albums, nous constatons la présence d'une centaine de
mots en espagnol, ainsi que d'une trentaine d'expressions ou de
phrases. Ajoutons à cela un grand nombre de personnages ayant un
patronyme espagnol et divers toponymes d'origine hispanique.
Afin d'établir une description détaillée des diverses utilisations, nous découperons notre analyse en trois parties:
l'étude des mots et des expressions, celle des patronymes et enfin celle des toponymes.
Le terme le plus employé parmi la centaine de mots qui apparaissent en espagnol, est señor (62 fois), son utilisation est très importante
spécialement dans Le temple du soleil, puisque Zorrino l'utilise chaque fois qu'il s'adresse à Tintin ou au Capitaine.
Très utilisé également, caramba (28 fois au total), et plus spécialement employé dans L'oreille cassée (19 fois).
Un autre vocable apparaît fréquemment c'est le terme amigo (18 fois).
On trouve également sombreros (Picaros, 23,B,2), aguardiente (Oreille, 21,B,4), (Boules, 13,B,2), navaja (Oreille, 8,B,4)
qui donnent aux actions une couleur locale.
En ce qui concerne les expressions, quantitativement plus
réduite, leur degré de complexité et de diversité est beaucoup plus
important. On trouve les expressions d'origine religieuse suivantes: Madre de Dios (Amérique, 34,C,3, Oreille, 28,D,1, Boules, 57,B,1 ),
Dios de mi vida (Boules, 13,A,1 et 57,A,1) ou Santa Madre de Dios (Boules, 57,B,1)
ainsi que des slogans politiques qui reflètent la situation agitée dans laquelle se trouve Tintin comme : Viva la libertad (Oreille, 20).
Des expressions de surprise comme Que pasa (Picaros, 17,C,2) apparaissent sans accent. On retrouvera les fautes d'accentuation dans l'utilisation
des pronoms interrogatifs ou exclamatifs.
On découvre aussi des erreurs d'accent dans des expressions affectueuses telles que Palomita mia (Picaros, 41,A,2) dont le général Alcazar use
lorsqu'il s'adresse à sa femme Peggy.
Dans Les 7 boules de cristal apparaît un proverbe, c'est
probablement, la plus longue phrase en espagnol présente dans la saga: Los amigos de nuestros amigos son nuestros amigos (Boules, 13,A,3).
Les formules de politesse sont également présentes tout au long des diverses aventures, ainsi nous noterons Buenos días (Picaros, 20,A,3 et 21,B,2),
Buenas noches (Picaros, 19,B,2)
et Buenas tardes (Picaros, 17,D,1, 19,B,2), un Adiós, amigos (Coke, 2,B,2) et le plus affectueux Adiós, amigo mío (Boules, 57,C,3).
Des phrases apparaissent aussi au moment où des personnages hispaniques parlent entre eux.
Dans Les 7 boules de cristal, par exemple au moment où Chiquito et le général Alcazar dialoguent, nous trouvons un très correct Descuida,
no es la policía (Boules, 13,A,4), et une phrase, ¿Está usted? (Boules, 10,D,2), qui n'est pas courante en espagnol, plus appropriée serait
une formulation du genre ¿Está listo?,ou bien ¿Preparado?.
La réponse de Chiquito dans cette même vignette est un sobre Si
auquel il manque l'accent propre à l'adverbe affirmatif. Le Général
Alcazar, lui-même, dans le dernier album de la collection, Tintin et
les Picaros, est le responsable d'une autre légère incorrection: quand
il laisse un petit mot à sa femme pour lui faire savoir qu'il a quitté
la maison pour provoquer un coup d'état, ce billet est dans une
enveloppe sur laquelle est écrit: à la señora Alcazar
(Picaros, 53,C,2), avec un accent sur la préposition à, inexistant en
espagnol, influence évidente de la langue française. Parmi tous ces
dialogues, le plus important est celui qui se développe dans le temple
du soleil, quand Tintin se faufile sur le Pachacamac :
-¿Qué pasa ahí abajo?
¿Quien es?
¿Qué ha pasado, Chiquito?
No es nada, debe de ser el gato (Temple, 6-7)
l'espagnol utilisé dans ce long passage est presque correct, hormis l'absence d'accent dans le quien interrogatif.
Une expression apparaît maintes fois dans ce même album, il s'agit de la réponse que font les autochtones au Capitaine et à Tintín
lorsque ceux-ci sont à la recherche du professeur Tournesol: la locution No sé qui apparaît à six occasions provoque
un gag final dont tous les lecteurs se souviennent (Temple, 18,B,2).
Divers noms propres apparaissent tout au long des albums.
Nous trouvons des noms espagnols très répandus comme Rodriguez, Perez, Diaz, Alvarez, Fernandez, et Alcazar
(68 fois), toujours sans accent. Il convient de souligner que, quand
ces noms de famille sont intégrés dans la vie quotidienne française,
ils perdent leur accent.
Rappelons que le vocable Alcázar est un mot d'origine arabe qui sert à désigner une forteresse maure inexpugnable.
Nous constatons la présence d'autres noms de famille d'origine espagnole bien réels ceux-là comme Trujillo et Bada.
Soulignons également des noms de famille tels que : Olivaro, Tortilla, Tapioca, et Caraco absents
des répertoires téléphoniques de Madrid et de Barcelone.
Nous pouvons donc retenir l'hypothèse que ces noms sont des créations de l'auteur:
Tortilla apporte une touche d'humour au récit, en générant la blague du steward (Oreille,15,C,3) tout comme Tapioca,
désignant une fécule tirée de la racine de manioc ou Caraco blouse droite portée sur une jupe.
Et il apparaît clairement que Olivaro, le héros du San Theodoros, a été inspiré à Hergé par le nom du libérateur du Vénézuela et de la
Nouvelle-Grenade Simon Bolivar (1793-1830).
Autre nom humoristique, celui du professeur de l'université de Salamanque, le señor Porfirio Bolero y Calamares,
membre de l'expédition du F.E.R.S (Etoile, 14,A,3).
Concernant les prénoms et les surnoms: dans les aventures andines apparaissent Chiquito et Zorrino, qui sont corrects.
Dans les divers albums on notera des noms traditionnels comme José, Pablo, Rodrigo, Manolo, Ramon
(sans accents) et un Alonzo (sic) orthographe incorrect du nom, car celui-ci s'écrit avec s, et non pas avec z.
Le mot Picaros mérite une mention spéciale, étant le seul mot espagnol qui apparaît dans un titre d'album, bien qu'écrit sans l'accent
correspondant, il convient de rappeler que ce mot, sans accent, est intégré dans les principaux dictionnaires français.
Toutefois, si l'on tient compte de sa signification : intrigant sans scrupules, on peut trouver curieux qu'un groupe partisan idéologique
armé adopte ce nom qui évoque des attitudes proches de la délinquance.
C'est dans cette section que nous trouvons le plus d'utilisations incorrectes de l'espagnol.
Ainsi, le pays sud-américain imaginé par Hergé se nomme le San Theodoros, ce groupe th est inconcevable en espagnol et le s final est incorrect,
là encore l'influence de la langue française est évidente, le nom du pays devrait être San Teodoro.
La capitale du pays produit également une erreur, Las Dopicos est une construction impossible en espagnol car l'article féminin ne
peut jamais être accompagné d'un mot masculin comme paraît l'être Dopicos.
Los Dopicos ou Las Dopicas serait plus correct.
En ce qui concerne le pays voisin, le Nuevo Rico, il est évident que ce nom s'inspire de Puerto Rico
l'île des Antilles, mais il convient peut-être de souligner qu'en espagnol, nouveau riche est une expression dédaigneuse qui définit
quelqu'un qui a fait une fortune rapide et qui n'a pas un goût très
sûr.
Sa capitale, Sanfacion, très certainement inspiré par Asunción la capitale du Paraguay
et l'expression "sans façon" génère aussi une erreur d'accent.
Sont également erronés les toponymes suivants: la Cathédrale de la Santisima Virgen de la Inmaculada Concepcion, où il manque les deux accents,
la ville de Tapiocapolis, qui devrait être accentuée sur l'antépénultième syllabe ou la calle de Alcala, qui devrait être orthographiée
Alcalá.
Signalons deux rues de Las Dopicos qui apparaissent dans ces albums: la calle del Sol et la calle de Alcala,
à ce propos il semble évident que Hergé a baptisé ces rues en s'inspirant de deux endroits de la ville de Madrid,
la Puerta de Alcalá et la Puerta del Sol.
Pour terminer notons que le Gran Chapo, territoire utopique qui apparaît dans L'oreille cassée et que se disputent le San Theodoros et le Nuevo Rico,
est une déformation humoristique (grand chapeau) du très réel Grand Chaco, région de steppes qui a été à l'origine d'une guerre entre le Paraguay
et la Bolivie entre 1932 et 1935.
Avec cette analyse, que nous espérons exhaustive,
nous avons démontré la présence significative de l'espagnol dans les
aventures de Tintin.
L'introduction de la langue espagnole dans les aventures de Tintin, permet à Hergé de faire découvrir au lecteur européen des
civilisations et des cultures différentes, et de faire évoluer ses personnages dans un contexte plus proche de la réalité.
Il serait intéressant de savoir si Hergé a étudié
l'espagnol ou si, c'est plus probable, il disposait d'un collaborateur
ou d'un ami maîtrisant cette langue, dans les deux cas son utilisation
est remarquable, malgré un manque d'accent chronique en particulier
dans L'oreille cassée.
En conclusion, il n'est pas interdit de penser que, pour beaucoup de
lecteurs de Tintin, francophones ou pas, le premier contact avec la langue espagnole se soit produit par l'entremise des admirables
vignettes créées par Hergé.
A bon entendeur, salut !
Ce steward, quel boute-en-train !
Et vive la révolution !!
En êtes-vous si sûr Alonzo Perez ?
Encore raté !!!
Non général, pas colonel, juste capitaine.
Une expression d'origine religieuse.
Les adieux du général Alcazar.
Attention ! quand lama pas content...
Le petit bout de la queue du chat.
Tourisme au San Theodoros.
Lettre à Peggy... palomita mia.
Une vieille connaissance.
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